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LE BLOG DE FANFG
9 octobre 2008

ARTENTION revue d'art contemporaine

Paru dans « ARTENSION » revue d’art N°16 Mars 2004

A quoi sert la peinture ?   MONA_CONTENTE

« En amont de la peinture il y a en effet quelque chose qui s’appelle de la sensation ». Pascal Vinardel

« La peinture préserve notre  chance  de réintégrer notre temps ». Jean-Philippe Domecq

« Un peu de vérité touchée par la peinture peut se transformer en peinture ». Pascal Vinardel.

Un entretien avec Jean-Philippe Domecq  Ecrivain et Pascal Vinardel  Peintre né en 1951 à Casablanca
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Pierre Souchaud : Merci d’avoir accepté cette rencontre, que j’ai souhaitée en pensant qu’il serait très intéressant de croiser vos idées respectives sur la peinture, sur son rôle, sur son actualité, sur sa permanence dans le champ de la création artistique contemporaine.

Vous êtes, Jean-Philippe Domecq, écrivain et auteur de plusieurs ouvrages qui ont déclenché, il y a une dizaine d’années ce que l’on appelé la “crise de l’art contemporain”. Vous avez été désigné comme « l’ennemi public n° 1 » de cet art officiel qui, entre autres extravagances,  rejetait la peinture, «  peinture » comme pratique « d’arrière-garde ».

Vous êtes, Pascal Vinardel, peintre.

Vous maintenez avec les systèmes de reconnaissance une distance très circonspecte. Votre peinture, très intérieure, très « habitée », pleine d’une poésie énigmatique, s’élabore très lentement.

Votre récente exposition à Paris, chez Francis Barlier, après plusieurs années de retrait dans la campagne, a obtenu  un succès considérable, qui prouve bien que l’intérêt du public pour la peinture n’est pas mort !!

Ma question est donc : A quoi sert la peinture aujourd’hui ? Et, par peinture j’entends, bien sûr, l’ensemble des modes d’expression plastique « sentie » ?

Pascal Vinardel : En amont de la peinture il y a en effet quelque chose qui s’appelle de la sensation : nous ressentons fortement la relation particulière qui nous lie à l’existence visible. La peinture, avant de servir à l’histoire,  au poète ou au public, sert d’abord au peintre. C’est un moyen d’expression qui demeure étonnamment efficace ; sans doute parce que nos conditions biologiques n’ont pas changé ; nous sommes encore sous l’emprise de la lenteur : celle de notre corps, du cheminement de nos sens et de notre parole. La peinture, rudimentaire comme nous, demeure parfaitement adaptée à cette lenteur. Elle nous permet aujourd’hui de lutter contre le fondamentalisme technologique qui prétend “soulager” la réflexion humaine de ce dont pourtant elle dépend, c’est-à-dire le temps et l’espace.
Malgré les progrès techniques, l’homme pense et  ressent toujours comme aux premiers temps. La sensation, objet délicat entre tous, à mi-chemin entre perception et sentiment, et qui existe bien avant de se muer  en peinture, se nourrit et grandit au cœur même de ce temps et de cet espace, nos seuls biens.

Jean-Philippe Domecq : Par rapport au temps que cette société nous impose, la peinture préserve notre  chance  de réintégrer notre temps, et ce, alors qu’elle travaille sur l’espace : par la contemplation qu’elle impose, par la sensation qu’elle travaille et dont vous venez de parler, Pascal Vinardel.

Les nouvelles techniques de l’image ont tendance à  précipiter notre temps, à le presser toujours plus, comme le monde nous précipite,  et, s’il y a une crise de la civilisation aujourd’hui, elle porte sur le temps, car nous avons moins que jamais notre temps. Il y a certes de plus en plus de temps dégagé pour le loisir, mais le temps de celui-ci est  lui-même soumis  à la concurrence, à la rentabilité et  à la productivité. La peinture peut nous rendre la liberté de trouver notre temps, pour la sensation et pour la pensée aussi. Elle a donc quelque chose à dire de particulièrement aigu dans le contexte actuel, même si cela  ne va pas dans le sens de la modernité ou de  la contemporanéité. Elle croise l’éventuel contemporain avec l’éventuel sempiternel. Elle est résistance à l’intégrisme technologique.

P.V. : Cette nouvelle idéologie est terrifiante, car elle tend vers une perte du monde ; elle dénature notre perception, elle anesthésie nos sens. Qui peut aujourd’hui s’orienter par rapport à la lumière, qui sait s’il fait froid sans regarder un chiffre ?  La reconstitution de notre sensorialité naturelle est d’une urgence vitale.

P.S. : La peinture est-elle toujours de la peinture ?

P.V. : Toute peinture n’est pas  de la peinture. Entre peintres on sait ce qui est peint et ce qui ne l’est pas : c’est de l’ordre de l’intuition artisanale. C’est de l’ordre  du métier, de l’expérience sensible, de la mémoire aussi. Car nous savons ce dont cet outillage s’est rendu capable, et c’est en effet parce que la peinture a, tout au long de son existence, produit d’assez  beaux enfants, que nous pouvons discerner, aujourd’hui, sa spécificité.

J.P.D. : A propos d’outillage, je n’ai cependant pas envie d’écarter ce que disent les nouvelles techniques d’images. Je constate seulement que la peinture, par son caractère rudimentaire, reste, à côté de toutes les techniques nouvelles qui se sont multipliées de façon exponentielle,  un outil d’une technicité remarquablement simple et économique, donc garante d’une immense liberté. Elle a considérablement ouvert son champ ; ce qui fait que, loin d’être exclue par les nouvelles images, elle me paraît être un moyen de mieux  lire celles-ci et de les intégrer. Je suis certain que nul ne fera de bonnes choses avec les nouvelles techniques sans une profonde assimilation de la peinture. Cette capacité de dessiner, de discerner, qui fait la peinture, est la matrice à partir de laquelle on peut découvrir le potentiel des nouvelles images. C’est pour cela, qu’à mon avis,  nouvelles images et peinture ne s’opposent pas.

Viola a su tirer partie de la vidéo car il a énormément regardé la peinture du « Quatrocento » et su intérioriser les apports de la peinture traditionnelle.

Le respect de la tradition permet d’assimiler l’extrême nouveauté technologique.

P.S. : Qu’est-ce qui fait cependant qu’on a pu dire la peinture était « dépassée », ou, qu’inversement on assistait à  un « retour à la peinture »?

J.P.D. : Parce qu’il y a eu le zèle du néophyte, qui a pris la  forme d’emballement « technisciste », la fascination pour les  nouveaux jouets de l’image.

P.V. : J’ai tout de même  un contact difficile avec tous ces nouveaux jouets ; leur fonctionnement ne tient aucun compte de notre fonctionnement. L’écran et la souris me séparent de moi-même ; me décortiquent et me robotisent. Au contraire le crayon et le papier me rassemblent en unissant ma main et mon œil.

Il est absurde de dire que la peinture est morte. C’est aussi stupide que d’affirmer que notre langue n’a plus rien à dire sous prétexte qu’elle a plusieurs milliers  d’années. Je n’ai pas particulièrement le goût de ce qui est ancien, mais de ce qui fonctionne ; et la peinture, ça marche encore.

L’homme tel qu’il est aussi, semble-t-il, reste inchangé dans sa forme et ses humeurs depuis l’aube des temps. La peinture est contemporaine de cet homme, née avec lui. Nous sommes de chair et d’os, et le crayon, la plume, le pinceau tressaillent au reflux de notre sang. La question n’est pas tant de savoir ce que nous ferons des nouvelles technologies, mais ce qu’elles feront de nous.

J.P.D. : Oui, et qu’est-ce qui fait qu’on ait pu croire qu’à partir de l’apparition de ces nouveaux langages, la peinture était devenue obsolète ? C’est une vieille querelle : dire que les nouvelles techniques sont sensées effacer les anciennes est une dichotomie simpliste

P.V. : Le seul pavillon qui ait tenu le coup à Séville lors d’une tempête violente, c’est le pavillon japonais, qui était construit avec des règles de charpente qui dataient du 11ème siècle. Un commentateur disait qu’au fond  le seul pavillon vraiment moderne, c’était celui -là. Platon admirait la permanence des lois esthétiques de l’Egypte ancienne, que validaient des millénaires. Or aujourd’hui ce qui a  dix ans d’âge est périmé. Les productions de notre époque ont la vie de plus en plus courte

J.P.D. : C’est le phénomène de l’ auto accélération : chaque accélération a engendré une autre accélération, à intervalles de plus en plus rapprochés, d’où la précipitation de l’ensemble. La peinture ne peut pas entrer dans cette accélération, même son improvisation n’est pas de cet ordre, et c’est heureux.

P.V. : Une peinture qui fonctionne n’a pas de temporalité. Un portrait du Fayoum est plus moderne que tel collage « futuriste » flétri avant l’âge par le modernisme même qu’il revendiquait. L’histoire a menti ; il n’y a pas de progrès en art. Dès que la technique de la poterie a existé, les premiers chefs d’oeuvres étaient là. Même chose pour le cinéma. L’art ne fonctionne pas comme la science. Les temps modernes ont disséqué la peinture, mais la peinture ne contient rien.

J.P.D. : L’art du 20ème siècle a en effet de plus en plus donné dans « l’art sur l’art » : pas l’art pour l’art, mais l’art se préoccupant de ce que doit être l’art. Et cela a considérablement rétréci le propos, car c’est à partir de là qu’est née une vision conceptuelle extrêmement étroite.

Que la peinture fasse penser, oui, mais elle ne fait pas que ça, car la pensée qu’elle génère est une pensée qui échappe à elle-même. On peut en dire un certain nombre de choses, certes, mais on ne peut l’arrêter ou la réduire à de seuls concepts.  Dans l’art dit conceptuel, l’oeuvre s’arrête en effet aux concepts qu’il propose et il n’est ainsi qu’illustration de l’idée ou de l’intention en amont. L’oeuvre n’est plus qu’un détail, une illustration ou une allégorisation de cette l’intention et n’apporte guère à celle-ci.

Cette prévalence du concept réducteur est un phénomène historique, très récent, très occidental. C’est sans doute le résultat de problèmes mal posés. Mais ce qui est inquiétant, c’est que cet art occidental essaime, internationalise et uniformise la réduction des enjeux artistiques par la préoccupation de ce que doit être ou de ce que peut bien être l’art. Allons-nous voir des œuvres uniquement pour réfléchir sur l’art ? Dont le substrat, en outre, reste et restera aussi insaisissable que la vie.

P.V. : Je crois que pour sortir de cette confusion, l’art  doit regarder autre chose que lui-même et la peinture en est un des moyens. La vérité de la peinture n’est pas de la peinture. C’est la considération du monde visible qui fait peindre. Sciascia faisait la distinction entre les écrivains de mots et les écrivains de choses. Je préfère les écrivains de choses. La disparition du monde dans la peinture et l’écriture est une des silencieuses catastrophes de notre temps. Être au monde, dire « j’ai vu, j’ai été là, j’ai été vivant ». Premier devoir du peintre. Un peu de vérité touchée par la peinture peut se transformer en peinture. C’est à la fois le « touché » du pianiste et celui du tireur à l’arc. Il faut beaucoup de délicatesse, car c’est une chose très délicate que le monde ; fragile comme tout ce qui entremêle de l’homme et des choses. Ni du dehors, ni du dedans. Or l’on voit partout s’éployer des autismes notoires où chacun établit les règles d’un jeu qu’il joue tout seul. S’il fallait faire un seul reproche à l’art contemporain, c’est qu’il nous désespère.

J.P.D. : C’est un autisme qui se veut partagé, mais l’autisme par définition, ne se partage pas... et c’est bien sur cette épouvantable torsion du sens que repose une grande partie de l’art des années 90

P.V. : La capacité qu’a tel chroniqueur d’art du Monde  à arpenter telle foire d’art contemporain, sans opinion, à tout décrire sans rien éprouver, ni de repoussant, ni d’exaltant, cette propension à digérer des briques, ne me paraît pas un très bon signe.

P.S. : Comment peut-on encore  avaler les gigantesques monochromes que Mosset nous propose depuis trente ans ?

J.P.D. : L’art du 20ème siècle a été tellement obsédé par lui-même et par sa propre déconstruction, qu’on est arrivé à une sorte d’abstraction, au pire sens  du terme. Et c’est sans doute dans ce contexte là, que quelqu’un répandant uniformément de la peinture sur de la toile, peut affirmer faire de la peinture ou retourner  à la peinture. C’est encore là de l’idée, du programme, de l’illustration. De même que Max Ernst disait “ ce ne n’est pas la colle qui fait le collage”, ce n’est pas la peinture qui fait la peinture.

P.S. : Et qui fait l’artiste ?

J.P.D. : C’est de moins en moins l’oeuvre. On parle de plus en plus des artistes, de leur idée, de leur posture, de moins en moins des œuvres. L’art est toujours maudit, pas l’artiste, car il a profité du geste duchampien qui frappait de front la notion d’oeuvre, pour faire prévaloir celle d’artiste.

Mais Duchamp, lui,  a réglé d’emblée le problème qu’il a posé. Il a isolé l’acte de  désignation, comme partie du réel, comme l’un des éléments de l’art. Il a montré cela en prouvant que cela ne suffisait pas. Alors que les épigones se sont mis à reproduire cet acte de désignation à travers divers objets simplement représentés, plus ou moins agencés et plutôt moins que plus, puis des idées de sujet, puis des projets de ce que peut être l’art...

P.V. : Ils ont regardé le doigt qui montre la lune au lieu de regarder la lune. La désignation est devenue son propre objet. Dès lors sont nées toutes ces  dérives qui  ne font que vérifier leur caractère d’impasses. Voilà une  machine qui tourne à vide depuis bientôt  quarante ans.

J.P.D. : La société y trouve cependant son compte en termes de divertissement, de spectacle. Elle peut ainsi  se détourner de.., et en l’occurence du permanent, de l’angoisse, du vrai désir ; car c’est le désir de narcisse qui est montré et cela ne va pas loin, cela n’est pas dérangeant, pas troublant, pas partageable, pas prospectif, par en devenir... . On déteste toujours autant l’art et la peinture : voilà une sinistre permanence, celle du pompiérisme, qui est toujours allégorique : allégorie mythologique chez Bouguereau, qui trouvait Manet sale et vérolé, allégorie de la mise en cause de l’art traditionnel chez Buren, par exemple. Aujourd’hui Bouguereau, c’est Buren.

P.V. : Il se dégage de l’art d’aujourd’hui une  sorte d’impuissance morale à vivre. On peut d’ailleurs se demander pourquoi tant de suicides chez les américains abstraits...

J.P.D. : J’ai écrit un chapitre sur les suicides de Pollock, Rotkho, De Staël, dans le livre que je viens de terminer (Qui devrait sortir sous le titre : Introduction à une nouvelle histoire de l’art du vingtième siècle). En regardant les œuvres, on constate que ces trois peintres extrêmement exigeants ont voulu sortir de quelque chose qu’ils avaient  accompli fortement et génialement, mais  dont ils ont senti les impasses aussi. C’est comme s’ils avaient été minés de l’intérieur par leur création. Comme si la tâche avait été trop grande pour eux et pour leur génération. Ces artistes ont eu l’intuition que l’abstraction, en trois quarts de siècle, avait terminé son parcours. Comment ensuite revenir à la crête entre le monde intérieur et le monde extérieur? De Staël a essayé, mais il était trop tard. Il ont voulu aller au-delà, mais c’était aller trop vite en besogne.

C’étaient des artistes  prométhéens, qui avaient vocation à se consumer jusqu’au bout.

Mais il y a dans leur effondrement  quelque chose qui nous interroge sur la fonction de la peinture, sur son rapport au monde.

P.V. : Hopper, lui, ne s’est pas suicidé. Il était, comme Cézanne, un peintre besogneux, pas très doué, mais ces deux hommes ont utilisé leurs petits moyens pour dire de grandes vérités, pour trouver du paysage. Hopper en a trouvé, non pas dans les grandes étendues américaines, mais  dans le confiné de ces bureaux étrangement éclairés et habités. C’est dans ces boites à joujoux de la ville qu’il a trouvé la source poétique qui l’a sauvé. Il a fait une peinture heureuse, qui est toujours efficace  aujourd’hui.

J.P.D. : Hopper  dit l’énigme banale. Parce que le banal, le réel non spectaculaire, est en effet énigmatique. Notons aussi qu’Edward Hopper s’est placé ainsi  complètement en marge de l’histoire des avant-gardes. Il a regardé Vuillard, Bonnard, Degas et en est resté là pour rebondir bien au-delà et finalement dire  la modernité mieux que la plupart de ses contemporains avant-gardistes. Il est, par limites personnelles et finalement heureusement, passé à côté de la révolution que l’Armory Show a déclenché, en 1912, aux États Unis en exposant toutes les révolutions artistiques européennes.

P.S. : On revient là à l’objet de la peinture, à la question  de la représentation ?

J.P.D. : La représentation est le fait qu’à l’intérieur de l’oeuvre sont proposées des formes qui miment le phénomène par lequel l’esprit porte attention à ... L’infini blanc de Malévitch, les pots de Morandi, les têtes de Giacometti, les rêves de Max Ernst , sont des  images de ce que la peinture peut baliser dès lors qu’elle se tient à la crête des mondes intérieur et extérieur. Dans cette mesure, la représentation peut être pensée à nouveau, et peut  récupérer ce qui a été découvert par tout le travail de déconstruction opérée au 20ème siècle. Précisons aussi que, dans cette optique d’avenir,  la figuration n’est qu’un sous-ensemble possible de la représentation.

P.V. : Figuration est un mot que les peintres n’emploient jamais. C’est un concept  inutile, qui ne servait pas non plus à Bellini. C’est une notion très récente qui n’existe qu’en opposition douteuse à l’abstraction... Voilà un mot qu’il faudrait effacer du vocabulaire.

Je préfère  représentation et même  présentation, car je suis convaincu que le monde visible nous demeurerait incompréhensible s’il n’y avait pas eu l’aventure picturale. Pensons au premier geste des grottes de Lascaux, geste  de possession symbolique d’un vivant qui fuit. L’homme a besoin de transcrire sa sensation pour la voir. Il doit présenter à son esprit par le biais d’une opération la forme des choses extérieures pour qu’elles se mettent à exister.

J.P.D. : L’art du 20ème siècle a utilisé aussi  la présentation, avec le geste symbolique du ready-made : je présente directement l’objet, je le « décontextualise », je le sors de sa valeur d’usage... mais ça ne marche pas, il n’y a pas de magie, pas de décalage. La preuve, c’est que ces objets ready-made  doivent avoir un cadre, un socle, un environnement muséal pour forcer l’attention.

L’ oeuvre véritable est celle qui me propose à l’intérieur d’elle - même une chose qui mime la façon de porter attention à ce qu’elle capte, une manière de l’intégrer psychiquement.

L’art du 20ème siècle a voulu abolir  la frontière entre l’art et la vie, alors que de tous temps,  c’est au contraire par la distance, par la translation, la symbolisation, que la présence du monde nous est réellement palpable.

P.V. : N’oublions pas non plus qu’on ne s’empare pas d’un symbole, mais que c’est  le symbole qui s’empare de nous. Arthur Cravan, poète et boxeur, dit quelque part, sans doute pour évoquer l’ivresse érotique du combat : « je rêvais de bourrer mes gants de boxe avec des boucles de femmes ». Et je ne sais quel effroyable crétin a fabriqué cet objet, un gant de boxe rouge avec une mèche de cheveux blonds qui en sort, le tout, fixé sur un socle. Nous ne sommes plus hélas au temps où Breton et ses amis allaient casser la figure d’un limonadier qui avait choisi comme enseigne « le Maldoror ».

J.P.D. : Dans le livre que je viens de finir, je  reviens notamment sur Breton et ses textes fondateurs. Dans le premier texte de 1928, il parle de  « l’imbécillité de la critique d’art » (je cite ), du ramollissement ambiant. Il donne des noms. Or, on s’aperçoit qu’il avait totalement raison dans ses violences discriminantes, dans ses choix comme dans ses haines.  Mais on pense également que la parole de Breton ne serait plus audible aujourd’hui. A l’époque son propos pouvait être perçu et il a permis de faire valoir le pouvoir discriminant de la critique d’art qui aide le public à accueillir ce qu’en fait il voit dans l’oeuvre, mais dont il ne prend pas tout de suite  conscience. C’est, et cela a toujours été, l’humble mais nécessaire travail de la critique d’art que de frayer ces chemins de conscience entre l’oeuvre nouvelle et les regardeurs.

La critique d’art a aujourd’hui un sérieux travail à faire pour aider les gens à assimiler ce que les œuvres fortes peuvent leur proposer. Ces œuvres fortes, qui pourraient mettre tout le monde d’accord, sont à peine perçues, parce que les esprits ne sont pas préparés, parce qu’ils ont d’autres mots en tête, d’autres  grilles parfaitement  inadéquates et obturant la perception : les mots et concepts de nouveauté, de remise en cause, l’impératif d’être absolument contemporain. Qu’est-ce que la tâche de la critique a de particulier aujourd’hui ? Elle doit apprendre au public à regarder en dehors du critère de nouveauté, de l’absolue contemporanéité, qui ne sont pas des critères artistiques, mais qui passent désormais pour tels, à cause de l’usage exclusif qu’en a fait la critique dominante et aliénante qui prévaut depuis un bon demi-siècle.

P.V. : Je pense qu’avec la mort de Breton, une page a été tournée, une époque s’est terminée, celle où les artistes étaient adoubés par leurs pairs, celle où Matisse  certifiait sur un bout de papier que Bonnard était bien un grand peintre, celle où  artistes et écrivains étaient des gardiens et des garants du sens. Une époque où l’on n’aurait pas oser proférer les sottises qu’on entend partout aujourd’hui. Dans ce domaine aussi il y a eu trahison des clercs.

Quelle autorité est de nos jours en mesure de demander des comptes  aux artistes ? Et qu’en est-il de l’exigence de ceux qui font profession de voir ?

J.P.D. : On se demande en effet où est passée cette exigence. Car se contenter des œuvres qui sont mises en avant aujourd’hui, implique une singulière abdication devant l’angoisse et la volupté de vivre. Quand je  vois ces tenants de l’art contemporain se contenter de si peu, je me demande qu’est-ce qu’ils ont fait de leur angoisse, de leur rapport à la mort, à la chair, au plaisir, au rire, à l’ironie. Quand je vois ce qu’ils qualifient d’ « ironique », par exemple Warhol ironique, oui, si l’on veut, dans certains de ses aphorismes qui ne manquent effectivement pas d’un savoureux snobisme, mais enfin, sa peinture est aussi creuse qu’il a eu la lucidité de la dire, et ce n’est pas parce qu’il l’a dite creuse qu’elle l’est moins ou que l’ironie du propos va loin. Quand je pense qu’un “Mickael Jakson” grandeur nature de Jeff Koons passe pour une critique du spectacle, on se demande de quoi nos beaux esprits sont prêts à recouvrir du mot d’ « ironie ».

Bref, Qu’est-ce qui a fait que cette culture est parvenue à se contenter de si peu ? Il s’agit là d’un phénomène très global et profond, très difficile à analyser, et grave.

P.V. : Pour qu’il y ait culture, il faut que toute une population soit cultivée. Je ne crois pas à une culture  coupée de la société. L’entreprise humaine est partout en faillite. L’art d’aujourd’hui est l’estuaire où affluent les déchets de cette faillite, et nous avons les œuvres que nos sociétés  méritent.

Si la culture implique une appartenance au monde, avec la maîtrise collective de son abondance à travers l’appréhension toujours vivace de son mystère, alors il n’y a pas de société plus inculte que la nôtre. L’oeuvre d’art doit enfermer un peu de cette formule perdue, pour faire surgir en nous l’éternel désir d’une communauté harmonieuse, une communauté où le narcissisme était impensable.

J.P.D. : Narcisse consomme le désir comme il consomme le reste. Yves Michaud écrit dans son dernier livre que l’art  a fait sauter le cadre de l’oeuvre, et que la création, désormais diffuse, se trouve plutôt dans  deux regards qui se croisent ...  Comme si c’était nouveau, et comme s’il ignorait que tous les regards ne se croisent pas avec la même intensité ou subtilité : il y a beaucoup de clichés dans la plupart des regards qui se croisent. Et ceux qui sortent de l’ordinaire ont été nourris culturellement, quelle que soit d’ailleurs la forme de culture. Ce n’est pas ce qui apparaît dans la plupart des installations intimistes ou sociologisantes qui nous sont montrées, ni dans la plupart des vidéos extrêmement  complaisantes avec elles-mêmes.

Pour s’extraire de cette autarcie narcissique, de ce fastidieux  renvoi à soi, le rapport aux éléments permanents de la nature doit être restauré, mais aussi aux éléments permanents de la relation entre les êtres, où là aussi l’exigence a considérablement baissé.

P.V. : Sans oublier la restauration du rapport avec les éléments du passé, dont la chambre d’écho peut nous aider à juger plus modestement les productions de notre temps.

J.P.D. : L’époque actuelle,  gagnée en effet  par un narcissisme historique forcené, vit dans ce que j’appelle un  perpétuel «  désormais » nous ressasse-t-on, rien n’est plus comme avant. Quelle autosatisfaction historique !

Chacun sait que si on ne voit pas son passé, on ne voit pas son avenir non plus.

Les communautés qui font vivre l’art sont extrêmement appauvries. Le taux d’exigence y est extrêmement bas dans la reproduction directe de valeurs ambiantes, qui n’ont pas grand- chose à voir avec l’art. On parle de rentabilité, donc l’art y va vite : sitôt vu, sitôt consommé. On est dans un temps de plus en plus court. Jamais époque n’a prétendu aller aussi vite, et,  jamais époque n’a voulu autant étiqueter la moindre particule d’avant-garde qu’elle a créée, comme s’il voulait arrêter ce temps qu’elle accélère. On assiste à une historicisation immédiate, sans aucun  recul historique.

P.V. : L’époque s’archive au moment où elle se produit...

J.P.D. : Bientôt, au train d’enfer où elle va, elle pourra s’archiver avant d’avoir fait quelque chose. Car c’est une historicité qui a très peur qu’on la défasse. Oser dire aujourd'hui que certaines œuvres ont été surévaluées ou dévaluées apparaît scandaleux et déchaîne l’arsenal défensif de la machine à fabriquer l’histoire à chaud.  Les anathèmes viennent de ce que cette époque pressée tient farouchement à son étiquetage, comme si elle pressentait que tant d’innovations pour l’innovation ne résisteront pas à l’épreuve du temps.

P.S. : Qu’en est-il donc aujourd’hui de cette polémique que vous avez contribué fortement à déclencher au début des années 90 ?

J.P.D. : Au départ, je me sentais, disons,  un peu seul. Cela a été une sale période. Mais bon,  « peu importent les destinées particulières du moment que la liberté reste » disait Saint Just. Ce qu’il reste de cette lutte, c’est que j’ai envoyé des repères pour fédérer les regards lucides, et cela a permis d’ouvrir un débat, et ce débat   ne s’est pas refermé. Ils n’ont même pas pu le récupérer. Les gens lucides parlent, depuis que j’ai dit que le roi était nu, ils disent tout haut ce qu’ils avaient compris mais n’osaient dire. Quelque chose est lancé de l’ordre de la verbalisation. Il faut maintenant accompagner les artistes qui reparlent.

Certes, la machine officielle et ses idéologies esthétiques continuent, car elles ont une force d’inertie et une énergie défensive dignes de tous les pouvoirs, jésuites, inquisitoriaux, soviétiques, etc. Mais,  comme l’art reste tout de même indexé sur de l’énergie qualitative, on peut espérer que l’absence de cette énergie dans le système  subvertira celui-ci de l’intérieur.

Le bilan, c’est que des  fissures ont été pratiquées dans l’édifice, on sent une vacillation, un jeu dans le mécanisme. Tout a été fait pourtant pour salir et disqualifier mon intervention, mais cela n’a pas réussi, car si ce système possède la puissance et le pouvoir, il n’a pas  l’autorité, il n’a aucune  nécessité en dehors de lui-même, pas de nécessité parce que  pas d’exigence interne.

Donc la situation reste  ouverte, car une prise de conscience s’est répandue.

Cette polémique  aura été, finalement,  le dernier grand combat idéologique du 20ème siècle, même s’il n’est pas encore, bien évidemment, raconté dans les manuels officiels de l’histoire de l’art !!

Après tout, tout est une question de pari dans la vie. J’ai parié, par mes textes, qu’on pouvait refaire l’histoire de l’art récent et ouvrir l’avenir. Quand on parie, on ne sait pas l’issue. Sinon parierait-on ? C’est comme la vie : si l’on savait pourquoi l’on vit, vivrait-on ?

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Commentaires
C
C'est long pour lire cet important article sur le net. <br /> Mais non, la peinture n'est pas morte les maniéres de la pratiquée sont de plus en plus nombreuses et tant mieux ..A nous d'évoluer avec notre temps merveilleux !!!(sous certain aspect). <br /> Colette
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